Il arrive parfois
que je me lève très tôt. D'aucuns diraient : outrageusement
tôt. Rassurez-vous, ces accidents se produisent somme toute
rarement, mais de ce fait, ils en deviennent automatiquement
mémorables.
Il arrive également
que, m'étant réveillée de bonne heure, une audace tout à
fait inhabituelle se saisisse de moi et que, d'un geste sûr et
magistral, j'allume la télévision et zappe sur, je vous le
donne en mille, la première chaîne. TF1, oui.
Il arrive même que
cet état second induit par le demi-sommeil et les premières lueurs
du jour me pousse, dans un enthousiasme proche du délire
mystique, à m'asseoir sur mon canapé (il est bleu, très joli)
et à regarder. Regarder TF1, veux-je dire. Oui, plus de
vingt secondes. Le bol du petit-déjeuner à la main.
Inconcevable ?
Vous seriez surpris
d'apprendre que, aux alentours de six heures du matin, durant
l'été, on puisse trouver sur le premier canal un programme
intéressant (un seul, oui). Il s'agit d'une série de
reportages, un par jour, si je ne me trompe, ayant pour but de
donner à voir au téléspectateur pantouflard et casanier
quelques très belles images de villes étrangères, plus ou
moins lointaines, présentées sous différents angles,
politique, économique, touristique, historique, artistique,
etc. J'en viens au fait.
Un matin, donc, que
je m'étais levée exceptionnellement tôt, poussant l'audace
jusqu'à allumer la télévision sur la première chaîne dans
le but de la regarder (je tiens à l'italique), je tombe
sur l'un de ces reportages, m'emmenant cette fois dans la ville
de Saint-Pétersbourg. L'une des étapes de cette visite se
trouve être un immeuble, vieux, délabré, pas artistique pour
un sou, mais dont la particularité nous est bien vite
expliquée par un petit groupe d'habitantes : il s'agit de
l'immeuble de Raskolnikov, le héros de Crime et châtiment,
dans lequel le jeune homme commit le meurtre de sa logeuse,
initiant ainsi à la fois son destin et le chef-d'oeuvre de Dostoïevski.
Jusque là, rien de vraiment extraordinaire. La surprise vient
de la façon dont ces quelques Pétersbourgeoises présentent le
lieu, comme si Raskolnikov avait été un personnage historique,
et que son célèbre crime avait été immortalisé, non pas
dans les pages d'un roman, mais bien dans celles d'un journal de
l'époque. Et de montrer du doigt, fièrement, la fenêtre du
petit logement sombre dans lequel le jeune homme avait vécu, et
de désigner la porte de la logeuse, et l'endroit exact où fut
proféré le meurtre...
Douterez-vous encore
du pouvoir de la fiction ? Il est bien possible, en effet, que
l'adresse notée par l'écrivain fût réelle, et que sa
description de l'immeuble fût fidèle à la réalité. Mais le
fait est que son génie parvient encore, près de deux siècles
plus tard, à entretenir cette idée que Raskolnikov fut un
homme de chair et de sang.
Je n'en dirai pas
plus, sinon qu'après la fin du reportage, la télévision à
nouveau éteinte, je me souviens avoir pensé clairement que les
raisons que j'avais de tant aimer la littérature se trouvaient
toutes rassemblées là, en ces quelques mots russes prononcés
lors de l'incroyable visite du bâtiment que hante, aujourd'hui
encore, le fantôme d'un homme qui n'a jamais existé...
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